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Thème 1: Controverses éthiques et politiques

Coordination : David Smadja et Bertrand Quentin

Publié le 8 septembre 2008 Mis à jour le 26 février 2019

Ce thème intègre et relie deux approches des controverses : une approche philosophique et une approche de sciences sociales, notamment économique, politologique et sociologique.

Le choix de l’objet « controverse » se justifie par une demande sociale émergente nourrie par l’actualité des débats de société, notamment sociotechniques, bioéthiques et environnementaux, et par l’inscription croissante de ce phénomène et de cette notion dans l’agenda de recherche en science politique (on peut noter à ce propos l’intensification des publications sur ce thème dans les revues à comité de lecture et la très récente augmentation du nombre de postes de MCF mis au concours et profilés « analyse des controverses »).

Plus précisément que ne le feraient les termes « débat » ou « enjeu », le terme controverse a l’avantage heuristique d’aborder la tension et la confrontation entre intérêts et valeurs, idéologie et éthique (règle et norme) et, ce faisant, il permet d’éclairer le changement social et politique, les phénomènes d’émergence des problèmes publics, la rencontre entre des espaces sociaux et politiques hétérogènes et leurs conséquences sur l’action publique et la gouvernance notamment en ce qui concerne l’émergence des normes. Dans ce cadre, elle opère comme un laboratoire qui permet d’observer de manière plus satisfaisante les transformations des sociétés contemporaines, essentiellement complexes (Bauman) et multipolaires, caractérisées par « le fait du pluralisme » (Rawls) – c’est-à-dire l’opposition irréductible d’intérêts et de valeurs divergents - et l’incertitude (Beck, Callon et Lascoumes).

L’approche philosophique vise à examiner au plan conceptuel les conditions de possibilité et de légitimité de la gouvernementalité des sociétés en contexte de globalisation en questionnant sa conformité aux exigences de l’éthique ou de la morale.

Dans le prolongement des travaux d’économie normative à la frontière entre philosophie politique et économie (Rawls, concept de capability chez Sen), ce premier axe vise notamment à questionner les principes de justice en économie et, plus particulièrement, d’aborder la gouvernance économique en termes moraux, en reconstituant les termes des différentes controverses académiques et théoriques entre économistes-philosophes, d’une part, et philosophes-économistes, d’autre part.

Dans le contexte politique et institutionnel global de managérialisation du système hospitalier - illustré notamment par la loi « Hôpital, Patient, Santé et Territoire » de 2009 et par l’adoption d’une tarification à l’activité (T2A) - le deuxième axe s’interroge ainsi sur le sens de l’activité des agents publics et des citoyens usagers et ressortissants des politiques publiques de santé. Dans ce cadre, les controverses sont analysées comme des discussions ou délibérations morales impliquant des soignants et des patients confrontés à des dilemmes dont les enjeux doivent être clarifiés par la réflexion philosophique. Plus précisément, les travaux de recherche prévus dans cet axe privilégieront, entre autres, l’étude des concepts de décision et de dignité (Fiat, 2010-2012), des situations de handicap (Quentin, 2013), des procréations médicalement assistées et des biotechnologies (Smadja, 2009).

Sachant que certains dilemmes vécus par les soignants s’avèrent parfois ne pas pouvoir être dépassés par quelque réflexion juridique ou éthique que ce soit, s’abîmant alors en apories, un autre thème de recherche sera celui du tragique, drame de l’indécidabilité auquel sont souvent confrontés les soignants (ne pouvant ni contraindre ni ne pas contraindre, ni dire ni ne pas dire, ni arrêter les traitements ni ne pas les arrêter). Une Journée d’études organisée par les membres de l’EEP (« De l’éthique au tragique », 25 mai 2013) a déjà été consacrée à ce thème. Elle sera suivie d’une édition des Actes puis d’un colloque international, où elle sera abordée à partir du motif de la controverse (qui plutôt qu’un conflit de valeurs est un conflit ou les adversaires combattent au nom des mêmes valeurs : combats d’homonymes, puisque c’est par exemple en invoquant la même valeur de dignité que certains militent pour la légalisation de l’euthanasie, d’autres contre).

L’approche descriptive des sciences sociales (science politique, sociologie, sciences économiques) privilégie l’observation empirique de controverses situées et l’explicitation de leurs ressorts et de leurs dynamiques spécifiques.

Négociations et controverses : dans le prolongement de l’étude positive des Sentiments moraux d’Adam Smith, ce troisième axe de recherche cherche à rendre compte de l’utilisation et des usages des principes de justice par les acteurs en particulier lorsque, en situation de controverse et de négociation entre positions divergentes, ils doivent décider d’un partage (question de l’élicitation des principes de justice). Lorsque la règle de partage fait l’objet d’une négociation, les principes de justice peuvent être des instruments déterminants pour le pouvoir de négociation (S. Thoron 2010). On peut aussi s’attendre à ce qu’ils émergent de la négociation (S.Thoron 2009) et qu’ils découlent de la dynamique spécifique de la controverse. Alors que l’État perd son monopole et jusqu’à une certaine légitimité dans la gouvernance, la négociation apparaît comme un mécanisme de coordination adéquat tant au niveau inférieur (négociations salariales, Grenelles divers et variés) que supérieur à l’État (négociations internationales). Par ailleurs, dans une perspective historique, les conflits entre groupes sociaux seront analysés à l’aide du concept d’économie morale (Thomson, 1963, L. Fontaine 2008, D. Fassin 2009, 2013) qui met l’accent sur l’imbrication de l’économique et du social et sur le changement social et, de ce fait, opère un recadrage sur les oppositions idéologiques et sur les engagements discursifs observables en situation de débat et de controverse.

Participations, délibération et controverse : cet axe de recherche privilégie l’observation et l’analyse des controverses situées qui engagent des acteurs citoyens ou occupant des positions subordonnées traditionnellement écartés des processus d’élaboration des décisions collectives. En particulier, à travers l’analyse des politiques de l’éthique, la recherche entend éclairer le fonctionnement des groupes de réflexion éthique mis en place notamment dans les hôpitaux. Ces dispositifs nouveaux de politiques publiques ont pour mission de permettre une expression, une implication et une participation plus inclusives en organisant des arènes délibératives à l’échelle locale régionale qui mettent aux prises des acteurs mutuellement engagés dans des processus de mise en œuvre et d’évaluation des politiques sanitaires.

Dans le prolongement des travaux de la sociologie pragmatique de Boltanski et de Thévenot (qui privilégie « l’examen des moments de rupture d’ordre, rendue manifeste par la crise, le déséquilibre, la critique, la dispute, ou la remise en cause », Boltanski, Thévenot, De la justification, les économies de la grandeur, Gallimard, 1991, p.39), l’analyse des controverses entend échapper aussi bien à la stigmatisation propre à « la sociologie cynique » qu’à « l’idéalisation » (Loïc Blondiaux « Entre idéalisation et stigmatisation » Participations, p. 15) propre à « la sociologie morale » (Gary Marks, « Structural Policy and Multilevel Governance en the EC”, in A; Cafruny ad G. Rosenthal (eds), The State of the European Community, Vol. 2 : The Masstrchict Debates ad Beyond (Boulder, CO : Lynne Riener, and Harlow : Longman), 1992, p. 392) en s’intéressant aux interactions indissociablement sociales et argumentatives à travers lesquelles les rapports de force se pacifient et se civilisent (cf. Cyril Lemieux « A quoi sert l’analyse des controverses, Mil Neuf Cent). Il s’agira de chercher à savoir dans quelle mesure le moment de la délibération est libre et inaugural.

On s’intéressera aussi sous cet angle aux controverses accompagnant la construction de certaines causes en enjeux politiques et la mise en place de nouveaux dispositifs législatifs. Le recours à des arguments de type moral dans le débat politique, tout comme la politisation d’enjeux longtemps perçus comme « intimes » sont très remarquables ces dernières années autour de réformes (« sociétales » selon leurs détracteurs), relatives à des questions de genre et de sexualité. Des recherches traiteront de ces controverses pour comprendre comment, à travers celles-ci, s’opère une articulation originale entre justifications morale et politique et comment bougent les frontières entre sphères publique et privée.